Ce livre met en scène un dialogue dont l’intention est de contribuer à diffuser en tunisie, sous forme « ramassée » et simplifiée, au-delà des multiples publications de ridha boukraa, une pensée que l’on qualifiera d’indisciplinée. indisciplinée car indisciplinable, hors des dogmes et des idéologies, nourrie au sol par de solides expériences du terrain. portrait d’un indiscipliné raconte le cheminement d’un intellectuel du sud global à la frontière des mutations du xxè et du xxiè siècle. cet entre- deux met à rude épreuve les disciplines telles la sociologie, l’anthropologie, l’économie, le droit, la psychologie, la philosophie. déterminisme et eth- nocentrisme s’y effacent au profit de la recherche d’une science récusant la colonialité des savoirs, réconciliant les diverses dimensions du réel, entre nature et culture, intégrant créativité émotionnelle de l’art et créativité co- gnitive de la science.

L’idée de ces entretiens a pris naissance à sousse lors des enseignements de ridha boukraa aux étudiants d’anthropologie, et lors de nos déjeuners qui s’ensuivaient régulièrement en compagnie de ramzi ben amara. elle avait commencé à germer au début des années 2010 lorsque je dirigeais l’irmc, et que ridha était venu nous parler des parcs naturels régionaux tunisiens. elle s’est concrétisée depuis 18 mois au cours d’une douzaine de séances de travail autour d’un café et d’une bouteille d’eau plate soit près du campus universitaire de tunis soit selon la saison lors de rencontres à hammamet. nos entretiens étaient toujours ponctués d’interrogations, de réponses et de digressions, puis de rires jubilatoires. j’ai d’ailleurs souhaité que ces derniers soient maintenus dans le texte de ridha, car leur forte intensité (gros rires !) et leur éclat (au sens littéral du terme) me sont vite apparu comme une sorte de péritexte produisant simultanément du sens et de la distance sur les intentions de l’auteur. ces entretiens ont été au départ préparés par la construction d’un canevas produit à partir de mes lectures des travaux de ridha autour de ses principales thématiques : entreprise-travail- développement ; territoires, environnement et paysages naturels ; itinéraire, postures professionnelles, identités personnelles ; arts, loisirs et écriture ; politique, droit et démocratie, migrations. il s’est avéré par la suite que l’ensemble de ces sujets se structurait dans le cadre d’une démarche intellectuelle mobilisant à partir d’un socle de base philosophique de l’auteur (entre autres de kant à hegel et à marx, de heidegger à michel foucault, gilbert simondon et gilles deleuze, philippe descola, giorgio agamben et emmanuel todd) des approches relevant de la sociologie, de la psychologie sociale, de l’économie, du droit et des sciences politiques, de l’archéo-histoire et de la géographie. l’ensemble venait se cristalliser sur une démarche d’anthropologie enracinée sur le terrain et le quotidien, ne dissociant pas l’homme de son environnement et du vivant en général au sein de la chaine homme/ animal/ végétal/ minéral. et tout ceci sans cesse ressourcé par ridha boukraa avec de nouvelles lectures d’essayistes, philosophes, théoriciens du droit, géo politologues, anthropologues, physiciens contemporains ou technologues. ressourcé aussi, afin d’éviter le repli régional, par une culture et un regard internationaux sur d’autres sociétés et sur d’autres continents, de l’afrique à l’europe, de l’asie à l’amérique. bref mon intuition de départ se trouvait confirmée et donnait la clef de cet ouvrage : ridha boukraa est tout autant indiscipliné, indisciplinaire, qu’indisciplinable! et cela tombait bien, car j’ai moi-même toujours cultivé le non- étiquetage et l’indisciplinarité, de la littérature à la philosophie, de la socio-économie à la psychologie sociale, de la géographie à la sociologie et à l’anthropologie, du monde latino-américain au maghreb, de la recherche à la cuisine expérimentale ! ma mutation à la direction de l’irmc de 2008 à 2013 m’a définitivement dé- disciplinarisé puisque toutes les approches de sciences humaines et sociales y étaient représentées. et cela s’est prolongé à sousse depuis 2014 lors de la création du centre d’anthropologie puisque nous nous attachions à promouvoir l’anthropologue décorporatisé, au croisement des disciplines dans l’interstice connecté, au point de convergence voire de bifurcation, entre linguistique-lettres et civilisation, psychologie et sociologie, histoire et géographie, jusqu’au cinéma et à la médecine. on verra à ce titre que l’indiscipline prônée dans cet ouvrage n’est ni un mouvement d’humeur ni une mode. maîtrisée et conceptualisée, elle est structurelle comme une forme d’intelligence du monde, et je dirai même phénoménologique dans la mesure où elle s’ancre dans le quotidien et sur le terrain. ainsi que le précise ridha boukraa : « le quotidien c’est la vie, et la vie ne peut se disséquer en disciplines cloisonnées ». et on touche ici aux racines philosophiques de l’indiscipline. car la philosophie apprend d’une part à traiter d’une question à partir de ce qui de près comme de loin la « fonde », et donc à la reformuler et à la conceptualiser indépendamment de tout dogme ou idée reçue. dans cette recherche du fondement ou des raisons occultées, le philosophe comme l’anthropologue doivent être réflexifs : leur propre questionnement, leur regard personnel vont impacter tant leur réflexion que l’objet de leur réflexion qui à son tour les impactera. d’autre part la réalité est dévoilée par le philosophe comme par l’anthropologue, dans sa manifestation, comme une construction dynamique et toujours en situation dialectique. la dialectique étant définie ici comme un mouvement de construction du réel et de sa pensée, où toute composante contradictoire se trouve intégrée à l’ensemble. c’est donc l’idée, une vision du monde, que le réel n’oublie rien : rien ne se perd, tout est utile et tout se transforme, se réconcilie et se dépasse. en bref, cet ouvrage de ridha boukraa, roman d’un indiscipliné, résulte d’une rencontre non fortuite. il est construit sous forme d’un canevas narratif organisé de questions et de réponses complices. il n’est pas un dialogue comme le serait un échange d’idées et à égal temps de parole. il se présente plutôt pour ma part, rompu aux histoires de vie et au « terrain », comme une sorte d’écoute comme participation pour reprendre une formulation de l’italien franco ferraroti. ainsi que le précise ce dernier, « on ne raconte pas sa vie à un magnétophone » ! j’y suis un incitateur nécessaire, voire un metteur en scène, mais non un journaliste ni même un acteur. l’intention du livre est ici de contribuer à diffuser en tunisie, sous forme « ramassée » et simplifiée, au-delà des multiples publications bien connues de ridha boukraa, et comme lorsque l’on raconte des histoires qui s’enchaînent, une pensée devenue aujourd’hui nécessaire. cette pensée se situe hors des dogmes et des corporatismes disciplinaires, elle est en veille constante, curieuse et universelle, car encastrée dans les préoccupations d’un monde moderne complexe parce que singulier et pluriel, hybride et évolutif, en interférences internationales, interconnecté, paradoxal et contradictoire. pierre-noël denieuil, 9 mai 2024